Rosa - Couverture souple

1919

Pour qui connaît la ville, Berlin en décembre est unique. Les premières neiges y prennent résidence permanente, et les larges avenues qui s'étendent de Charlottenburg au Rondell sont chargées du froid piquant de l'hiver prussien. À cette période de l'année, les garçonnets tirent leurs mères par la manche pour les arracher aux somptueuses vitrines des grands magasins KaDeWe et Wertheim, à moins que ce ne soit à l'élégant salon de thé de l'hôtel Adlon, et les emmènent au Tiergarten ou parmi les splendides rangées de bustes d'empereurs qui ornent la Siegesallee. Au crépuscule, lorsque les dernières rafales de la journée tourbillonnent entre les arbres nus, on aperçoit nombre de petits yeux qui guettent, pleins d'espoir, un clin d'oeil de marbre de la part d'Albert 1er, dit l'Ours, ou de Frédéric de Nuremberg, avec ses imposantes oreilles et son air sévère. Rien qu'un signe pour indiquer qu'ils seront gâtés à Noël.
- Maman, tu as vu ? Il m'a fait un clin d'oeil !
Quelle fierté, le lendemain matin, quand, emmitouflés à l'excès, ils sortent en courant de leur belle demeure, dans la Belziger ou la Wartburg Strasse, et vont partager leur satisfaction avec leurs camarades.
- Oui ! À moi aussi ! Pareil ! Berlin en décembre.
C'était à présent le mois de janvier, lorsque la neige a cédé la place à une bruine ininterrompue, si glaciale qu'elle semble pénétrer les étoffes les plus épaisses. Même si ailleurs on pouvait prendre encore la peine de se saluer, ici, du côté est de la ville, jusqu'aux asiles de nuit de Prenzlauer Berg, on n'en avait ni le temps ni la patience. Noël n'avait rien apporté de bon, à part la révélation qu'on avait perdu la guerre bien avant l'été, que les généraux avaient servi des balivernes jusqu'à la capitulation de novembre. Et bien sûr, la révolution. Voilà ce que le pays avait reçu pour Noël, une révolution à l'allemande : documents en triple exemplaire, cris de mécontentement poussés depuis les balcons, manifestations et défilés, le thé que l'on boit toujours à quatre heures, le dîner à sept, et pourquoi pas quelques pas de danse au White Mouse ou chez Maxim. On avait tiré des coups de feu, on déplorait une centaine de tués, mais les socialistes - pas les purs et durs, notez - rétablissaient l'ordre.

Tandis que s'achève dans le sang la révolte spartakiste, un tueur en série continue de terroriser les rues de Berlin. Pour le commissaire Hoffner la découverte d'une cinquième victime n'a rien d'ordinaire. Son nom : Rosa Luxemburg. Même mode opératoire, même rituel macabre. L'ombre d'une piste se dessine, mais plus l'évidence s'impose, plus l'ombre devient menaçante... " Rabb capture parfaitement la sombre beauté et la complexité de cette ville traumatisée par la guerre. " Philip Kerr Traduit de l'anglaispar Eric Moreau